La sixième exposition impressionniste de 1881 fut un échec, avec seuls treize artistes participant à la manifestation. Les nombreuses défections n’échappèrent pas à l’attention des critiques, et le public ne fut guère emballé. L’année suivante, toutefois, l’obstination du marchand Paul Durand-Ruel finit par mobiliser Monet, Renoir, Caillebotte et Sisley, convaincu que leurs œuvres, combinées à celles de Pissarro (le seul à avoir été assidu depuis 1874 !) feraient une formidable septième exposition impressionniste. Celle-ci ouvrit ses portes le 1er mars 1882 dans une immense salle située au 251 rue Saint-Honoré. Durand-Ruel prête pour l’occasion 35 Monet, 29 Renoir et 27 Sisley.
Notre tableau du jour, La Prairie à Veneux-Nadon compte parmi ces prêts exposés au printemps 1882. Alfred Sisley nous montre une prairie aux herbes hautes, dans laquelle se dressent des peupliers feuillus aux troncs fins et élancés. La perspective diminutive des arbres guide délicatement le regard du spectateur au loin. Le goût de Sisley pour les compositions solidement structurées est encore une fois visible ici, avec les lignes verticales rythmiques qui se détachent sur la ligne d’horizon, assez basse, qui met en valeur le au ciel – un élément primordial pour Sisley. Dans des propos rapportés par le critique d’art Tavernier, il expliqua notamment : « C’est le ciel qui doit être le moyen, le ciel ne peut pas être qu’un fond. Il contribue […] à donner de la profondeur par ses plans […], il donne aussi le mouvement par sa forme […]. Je commence toujours une toile par le ciel »
En tant que représentant le plus assidu des peintres en plein-air, Alfred Sisley eut à cœur de faire ressentir au spectateur les conditions atmosphériques, l’immergeant dans la toile au même que les petites figures sur la gauche, presque imperceptibles tant elles se fondent dans le paysage. Les touches divisées du peintre apportent beaucoup de mouvement et permettent de rendre l’effet du vent, sensible dans la délicate inclinaison des herbes et des branches, mais aussi et surtout dans le vaste ciel pommelé de nuages, qui présentent les coups de pinceau les plus vifs et empâtés.
En janvier 1880, confronté à des difficultés financières, Alfred Sisley avait dû s’éloigner de Paris et s’installer près de Moret-sur-Loing, à l’orée de la forêt de Fontainebleau. La famille Sisley s’installa d’abord à Veneux-Nadon, sur la route de By (où vivait Rosa Bonheur), dans une grande maison à quelques minutes à pied du centre du village et de la gare. Le peintre s’éprit immédiatement de ses paysages vallonnés, parlant même de « paysage dessus-de-tabatière » dans une lettre à Claude Monet du 31 août 1881, pour évoquer son caractère pittoresque. Sans doute afin de se créer une cartographie mentale de son nouveau lieu de résidence, Sisley peignit plusieurs vues des prairies de Veneux-Nadon.
En 1880, l’écrivain Emile Zola, initialement défenseur des « intransigeants », reprocha aux impressionnistes de n’avoir su créer aucun chef-d’œuvre qui passerait à la postérité (!), et critiqua l’esthétique trop fragmentée et la facture trop lâche de leurs œuvres. Il semblerait qu’Alfred Sisley ait cherché à prouver la pertinence et la puissance de la démarche impressionniste par ses œuvres des années suivantes. En partant d’une scène du quotidien, il utilisa une palette éclatante, combinant subtilement les couleurs complémentaires (jeunes et violets au niveau des herbes, soupçons de rouges dans les branches de l’arbre) pour le sublimer en une scène poétique et harmonieuse.
Aussi, bien que suscité par un contexte contraignant, le déménagement d’Alfred Sisley marqua un tournant dans la carrière de l’artiste, apportant un élan de fraîcheur et de vitalité à son œuvre. Son biographe Gustave Geffroy écrivit qu’il avait « trouvé sa région ». Si la renommée échappa malheureusement à Sisley, il n’en demeurait pas moins très estimé et admiré par ses pairs. Camille Pissarro admira notamment la « saveur toute anglaise » de ses paysages, tandis que Claude Monet s’en inspira au moins pour créer sa série de peupliers, constituée d’une vingtaine de tableaux en 1891.
Quel beau ciel en effet!
Merci pour votre commentaire. Et je suis amusée par l’expression “paysage dessus-de-tabatière” 😉
Haha oui cela m’a beaucoup fait sourire aussi. J’adore lire la correspondance d’artistes !