Chaque été, entre 1881 et 1884, Berthe Morisot loua, avec son époux Eugène Manet (frère d’Edouard) et leur fille unique Julie, née le 14 novembre 1878, une maison spacieuse entourée d’un parc, située au 4 rue Princesse à Bougival. L’artiste avait alors atteint la quarantaine et vivait une période de plein épanouissement familial et créatif. Malgré les craintes de Morisot à l’égard de la maternité, déjà sensibles dans Le Berceau (cf. jour 4), son chef-d’œuvre révélé lors de la première exposition impressionniste de 1874, Julie Manet devint immédiatement le modèle de prédilection de sa mère et lui inspira de nombreux tableaux. De fait, Berthe Morisot ne cessa jamais de peindre, et fut pleinement soutenue par son mari dans sa carrière artistique. C’est d’ailleurs Eugène Manet lui-même qui poussa son épouse à présenter ce tableau parmi les treize qu’elle envoya à la septième exposition impressionniste de 1882, alors même qu’elle y était réticente.
La scène est charmante et capte à merveille la joie d’une scène d’intimité familiale. Eugène et Julie Manet sont installés dans le jardin par une journée ensoleillée. L’abondance de fleurs à l’arrière-plan, combinée aux vêtements des modèles, semble indiquer que nous sommes au printemps. Si son père porte un manteau beige, la petite Julie revêt une robe rose, avec un chapeau de paille assorti dont le ruban est attaché sous son menton. L’enfant semble absorbée par son jeu de construction, disposé sur un plateau qui repose sur les genoux de son père. Ce dernier la regarde d’un air attendri, assis sur un banc. Plus touchant encore : la palette chromatique de Berthe Morisot souligne visuellement l’intimité déjà évidente entre les personnages. Le chapeau et le pantalon du père sont traités avec des touches de rose et de violet qui répondent parfaitement aux teintes de la robe de la petite fille, et semblent même l’envelopper. Il est à noter que si Eugène Manet fut un père exceptionnellement impliqué pour son époque, la représentation même d’un couple père-enfant constituait en soi un sujet très moderne par son inversion des rôles traditionnels de genre.
Eugène Manet et sa fille à Bougival fut salué, notamment par le critique d’art Philippe Burty dans La République française du 8 mars 1882, qui qualifia même l’œuvre « d’impressionniste par excellence ». En effet, il est tout à fait légitime d’affirmer que Berthe Morisot est l’artiste dont la liberté de facture est la plus radicale du groupe. Ses coups de pinceau sont appliqués de manière très gestuelle, donnant un aspect esquissé et très spontané à l’ensemble de la composition. Par ailleurs, on remarque que la toile ne présente aucune couche préparatoire et que ses pourtours sont laissés vides. Le but recherché par l’artiste semble avoir été de fixer rapidement un instant éphémère de vie, mais contrairement à la photographie, la peinture par touches fragmentées permettait de traduire la vibration des couleurs mais aussi l’essence du mouvement.
Son statut de femme bourgeoise empêcha Berthe Morisot de fréquenter des lieux publics tels que des cafés ou les cabarets. Pour autant, tout en restant dans la sphère privée et domestique à laquelle elle avait accès, elle réussit à incarner pleinement l’esprit de l’impressionnisme, en se libérant des ateliers pour peindre à l’extérieur.
Quant à Julie Manet, que l’on pourrait qualifier de « modèle-née », elle posa dès son plus jeune âge pour d’autres impressionnistes, dont Pierre-Auguste Renoir. Ce dernier veilla d’ailleurs sur elle suite la mort de Berthe Morisot, puisque la jeune fille se retrouva tristement orpheline à l’âge de seize ans. La jeune fille ne se considéra jamais comme artiste, mais pratiqua le dessin, la peinture, mais aussi la musique toute sa vie. Comme nous l’avons déjà mentionné, elle épousa en 1900 Ernest Rouart, fils du peintre Henri Rouart, trois ans après l’avoir rencontré au musée du Louvre, et passa sa vie à défendre l’œuvre de sa mère Berthe Morisot, et de son oncle Edouard Manet.
Une belle scene, coups de pinceau, couleurs et sujets. Merci pour votre commentaire interessant.
Merci beaucoup Odile !