Qui était Félix Fénéon (1861-1944) ?
Ce nom, vous l’avez peut-être rencontré si vous vous intéressez à l’art de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. En effet, c’est à Fénéon que l’on doit le terme “néo-impressionnisme” pour qualifier les lumineuses toiles colorées à la touche divisée de Georges Seurat. Pour autant, Fénéon reste très peu connu du grand public, bien qu’il ait joué un rôle essentiel sur la scène artistique de l’époque. Personnage complexe et fascinant, Fénéon était à la fois critique d’art et écrivain, marchand d’art et collectionneur, employé au ministère de la guerre et anarchiste.
Pourquoi est-il méconnu du public ?
En partie car Fénéon l’a voulu! Discret, il préférait assumer un rôle de passeur, mettant en avant des artistes et des formes d’expression nouvelles. Sa merveilleuse collection personnelle fut malheureusement dispersée par deux ventes aux enchères successives en 1941, puis à la mort de sa veuve en 1947. Les fonds furent légués à l’université de Paris et servirent à la création d’un prix Fénéon, toujours en existence, qui récompense chaque année un(e) jeune plasticien(ne) et un(e) jeune auteur(e) de moins de 35 ans.
Isabelle Cahn, conservatrice en chef au musée d’Orsay, et Philippe Peltier, ancien responsable de l’Unité patrimoniale Océanie-Insulinde au musée du quai Branly-Jacques Chirac, ont mené un formidable travail de recherche pour rendre hommage à Félix Fénéon à travers deux expositions. La première, au musée du Quai Branly, s’est concentrée plus en détail sur les rapports qu’il entretenait avec les arts d’Afrique et d’Océanie.
Fénéon, dandy collectionneur
Le second volet, présenté à l’Orangerie jusqu’au 27 janvier 2020, revient sur le personnage de Félix Fénéon et ses engagements en faveur des jeunes artistes et écrivains de sa génération – à l’exception notable de Pablo Picasso, dont il n’appréciait guère le travail et à qui il aurait conseillé de s’en tenir à la caricature! – mais aussi son engagement politique, dans le camp de l’anarchie.
Ces thématiques sont d’ailleurs réunies dans le premier portrait du parcours de visite. On reconnaît Félix Fénéon à sa silhouette élégante de “dandy à l’allure de yankee” (comme le surnommaient ses amis) avec avec son visage fin et sérieux, orné d’une barbichette. C’est Maximilien Luce qui le représente – un jeune artiste avec qui Fénéon partageait un enthousiasme commun pour le néo-impressionnisme et… l’anarchie!
En arrière-plan, une estampe japonaise et une étude de Seurat identifient Fénéon comme un collectionneur aux goûts novateurs et avec une vision décloisonnée de la création artistique.
Les commissaires de l’exposition ont pleinement adhéré à cette vision en proposant, en conclusion de l’exposition du musée du Quai Branly – Jacques Chirac, et en ouverture de celle de l’Orangerie, un rapprochement audacieux, qui aurait sans doute beaucoup plu à Fénéon.
Les trois petites Poseuses de Georges Seurat, que Félix Fénéon chérissait plus que toute autre pièce de sa collection personnelle, sont mis en pendant de sculptures de Guinée et de Côte d’Ivoire, dont les attitudes recherchées et les détails finement gravés en font des Poseuses africaines. Un masque Bobo barbu, réalisé par un artiste inconnu du Burkina Faso, revêt en outre une ressemblance étonnante avec Fénéon lui-même!
Fénéon l’anarchiste
Dans la salle suivante, on découvre le merveilleux Opus 217. Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon par Paul Signac – un titre bien long pour cette oeuvre dont Fénéon aurait apparemment préféré qu’elle soit sobrement intitulée Portrait d’un homme. On reconnaît la silhouette mince et élégante de Fénéon, tenant une orchidée. Son visage anguleux dégage un air sérieux, caractéristique du personnage. Tel un magicien, il semble faire apparaître la spirale cosmique de formes colorées qui anime l’arrière-plan. Un ouvrage présenté en vitrine nous apprend d’ailleurs qu’elle a été inspirée à Signac par des motifs de kimono japonais.
Un peu plus loin, un autre tableau de Paul Signac, Au Temps d’harmonie, dépeint une scène idyllique et ensoleillée d’hommes, femmes et enfants jouant, travaillant ou se reposant dans un jardin d’Eden des temps modernes. Initialement, l’œuvre portait le titre Au Temps d’Anarchie et servait à décrire l’idéal utopique auquel adhérait et aspirait Félix Fénéon. Le mouvement anarchiste était en plein essor dans la dernière décennie du XIXe siècle. Mais s’il était porteur de nombreux espoirs pour Fénéon et d’autres, certains y voyaient une menace profonde.
Fénéon « inventeur » du néo-impressionnisme
En réalité, ses combats étaient avant tout artistiques. Un grand espace au sein de l’exposition revient sur le soutien apporté par Félix Fénéon à ceux qu’il nomma les “néo-impressionnistes” dans le seul livre dont il fut l’auteur.
C’est au Salon des Indépendants de 1884 qu’il découvre Seurat, avant de le rencontrer lors de la dernière exposition impressionniste en 1886. Fénéon s’est passionné pour la nouvelle esthétique proposée par ces artistes, admirant à la fois leurs sujets de prédilection – paysages et scènes de genre – et leur style qui exigeait, selon lui, une grande délicatesse visuelle.
Les néo-impressionnistes, ou “impressionnistes scientifiques”, comme les surnommait Camille Pissarro, ont mis au point leur technique à partir des théories scientifiques de Charles Henry, Ogden Rood ou Eugène Chevreul, dont l’exposition présente des ouvrages en vitrine. Derrière le « divisionnisme » (ou « pointillisme », pour Seurat) réside l’idée selon laquelle la multiplicité de petites touches se rassemblerait, dans l’œil du spectateur, en une teinte unique – de façon similaire à écrans, aujourd’hui constitués de millions de pixels.
Fénéon, homme d’esprit
Compte tenu de ses sympathies anarchistes, et en répercussion à une série d’attentats à la bombe, Félix Fénéon fut placé sous surveillance policière en 1892. Il fut même arrêté et inculpé lors du fameux “Procès des Trente” en août 1894. S’il fut finalement acquitté, l’interrogatoire de Fénéon est resté célèbre en raison des inoubliables traits d’esprit de ce dernier, qui ont suscité l’hilarité générale – par exemple, à la déclaration: “On vous a vu causer avec des anarchistes derrière un réverbère.”, Fénéon a calmement demandé, “Pouvez-vous me dire, monsieur le Président, où ça se trouve, derrière un réverbère ?”.
Le prêt de la National Gallery of Art de Washington D.C., le Paysage à Port-en-Bessin de Seurat, est l’un des nombreux chefs-d’œuvre présentés dans l’exposition mais un merveilleux exemple de la manière dont l’artiste combinait avec minutie de minuscules touches de couleurs complémentaires (comme le rouge et le vert, ou le bleu et l’orangé), pour créer une luminosité maximale. L’exposition a également le mérite de montrer un certain nombre d’esquisses, ainsi que de dessins au crayon Conté, qui révèlent un Seurat plus frais et spontané.
Fénéon et le monde des lettres
Félix Fénéon a gardé toute sa vie un contact avec les artistes, grâce notamment aux fonctions littéraires qu’il a occupées. En 1894, peu après le Procès des Trente, il commença à travailler pour la Revue blanche, un journal littéraire et artistique, avec des tendances anarchistes, qui soutenait les jeunes artistes et auteurs.
Fénéon dirigeait la Revue blanche aussi bien dans ses grandes lignes que dans ses détails les plus infimes. L’attitude travailleuse et la concentration de Fénéon a bien été rendue dans un petit tableau réalisé par Félix Vallotton de 1896. Fénéon fit d’ailleurs appel à ce dernier, ainsi qu’à Bonnard ou à Toulouse-Lautrec pour illustrer des textes de Guillaume Apollinaire ou de Stéphane Mallarmé.
Quelques portraits affectueux sont exposés dans cette partie de l’exposition, aux côtés de très belles affiches de la Belle Époque, dont une de Toulouse-Lautrec, où certains ont voulu reconnaître Fénéon dans la silhouette sombre apparaissant au premier plan, devant la célèbre Goulue.
Une vision décloisonnée des arts
En 1906, Félix Fénéon devint directeur artistique chez Bernheim-Jeune, où il resta jusqu’en 1923. Il savait s’adapter aux intérêts des différents clients, et réussit à promouvoir aussi bien les jeunes artistes de l’avant-garde comme Matisse et les Fauves, Modigliani ou Bonnard, que les arts d’Afrique et d’Océanie, qu’il considérait comme des œuvres à part entière à une époque où l’opinion publique les envisageait plutôt comme des curiosités exotiques.
En 1920, Félix Fénéon publia dans trois numéros du Bulletin de la Vie artistique les résultats d’une enquête lancée par lui répondant à la question Enquête sur les arts lointains : seront-ils admis au Louvre ? – on remarque tout d’abord que, conformément à son engagement anticolonialiste, il n’utilisait pas l’expression « art nègre », pourtant répandue à l’époque, même chez les amateurs d’art africain et océanien.
Le souhait ardent de Fénéon était de faire reconnaître la valeur artistique de ces œuvres au sein musée-temple qu’est le Louvre, ce qui leur aurait accordé un statut identique à celui de l’art occidental.
En parallèle, Fénéon se constitua sa propre collection – d’environ 1500 pièces, dont plus de 450 œuvres d’art « lointain » – malheureusement dispersée aujourd’hui. L’exposition du musée de l’Orangerie signale toutefois les œuvres ayant appartenu à Fénéon, ce qui permet de se rendre compte des choix audacieux opérés par le collectionneur.
Cette passion conjointe pour l’art moderne et les arts africains et océaniens paraît assez naturelle lorsqu’on considère l’engouement des artistes occidentaux pour ces formes nouvelles. Un très beau tableau d’Amadéo Modigliani, placé à côté d’un masque Baoulé de Côte d’Ivoire le souligne d’ailleurs à merveille : le visage ovale du modèle, ses yeux bleus évidés (similaires à ceux d’une statuette Bembé présentée un peu plus loin en vitrine), l’arête géométrique du nez et l’allongement du cou semblent tous se nourrir de l’alternative plastique proposée par les arts africains.
Fénéon, défenseur des avant-gardes
Félix Fénéon, homme discret, a pourtant joué un rôle primordial dans la reconnaissance des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle. Son soutien a notamment été déterminant pour la carrière d’Henri Matisse, à qui Fénéon a consacré une exposition personnelle à la Galerie Bernheim-Jeune en 1910. Trois œuvres du peintre en témoignent à l’Orangerie, dont un chef-d’œuvre de sa période fauve : Intérieur à la fillette (La Lecture) de 1905-1906. On y retrouve Marguerite, la fille d’Henri Matisse, dont ce dernier utilisa souvent la figure pour ses expériences plastiques. Absorbée par son livre, la jeune fille semble peu distraite par les contrastes de couleurs vives et les touches agitées qui se déploient autour d’elle.
L’exposition futuriste de 1912
La fin de l’exposition revient, quant à elle, sur l’exposition futuriste que Félix Fénéon a organisée à la galerie Bernheim-Jeune en 1912. Un courrier de la main de Filippo Tommaso Marinetti, chef de file de cette avant-garde italienne, témoigne de l’enthousiasme de ces artistes et de leur reconnaissance envers Fénéon, grâce à qui ils étaient exposés pour la première fois en France.
En effet, les futuristes s’étaient fait connaître trois années auparavant en publiant leur manifeste dans le journal Le Figaro. Ils y déclaraient vouloir « chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité », ainsi que « la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. »
Une œuvre de Luigi Russolo, intitulée La Révolte, illustre parfaitement cette démarche : dans une palette vive de couleurs primaires, le peintre nous offre une transcription visuelle de l’énergie d’un soulèvement populaire, et la diffusion de cette énergie dans tout l’espace du tableau.
Il utilise pour cela une description visuelle de la vitesse, qui rappelant les images scientifiques d’ondes de choc, avec une succession d’angle concentriques qui semble renverser des bâtiments, évoquant le chaos salvateur que les futuristes appelaient de leurs vœux.
Giacomo Balla, Carlo Carrà et Umberto Boccioni sont également présentés dans cette ultime salle, clôturant le parcours de l’exposition avec un coup de fouet, rappelant la carrière fulgurante et pleine d’audace d’un homme discret, qui n’aura finalement pas réussi à se faire oublier.