La septième exposition impressionniste en 1882, dont l’organisation fut assurée par Paul Durand-Ruel et la location des espaces par Henri Rouart et son frère, fut marquée par le grand retour de Pierre Auguste Renoir. Il y présenta notamment son emblématique Déjeuner des canotiers, devenue très célèbre et conservée aujourd’hui à la Phillips Collection à Washington D.C. Sept ans après la première exposition impressionniste de 1874, Renoir s’éloigna des images de vie parisienne pour représenter une scène de loisirs de la banlieue. Nous nous trouvons en effet l’auberge d’Alphonse Fournaise à Chatou-sur-Seine, à environ une demi-heure de train de Paris.
Tout comme dans Le Bal du Moulin de la Galette (cf. jour 13), les personnages sont des proches du peintre. Au premier plan est assise Aline Charigot, future épouse de Renoir, cajolant un petit chien. Derrière elle, Alphonse Fournaise, fils du propriétaire du restaurant, scrute les invités. La jeune femme appuyée sur la rambarde serait sa sœur Alphonsine Fournaise. Elle discute avec le Baron Raoul Barbier, placé pile au centre de la composition. Dans le coin inférieur droit, Gustave Caillebotte est assis en tenue de canotier à califourchon sur sa chaise – il semble attirer l’attention d’Angèle, l’un des modèles préférés de Renoir, tandis que le journaliste italien Antonio Maggiolo, arborant une veste à rayures, se tourne vers elle. Comme un clin d’œil, la jeune femme buvant dans son verre serait la comédienne Ellen Andrée, soit le modèle d’Edgar Degas pour Dans un café (L’Absinthe), cf. jour 11. Tout au fond avec un chapeau haut-de-forme se tient Charles Ephrussi, banquier et rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts, en conversation avec le poète et critique d’art Jules Laforgue. Enfin, sur la droite, un joyeux trio clôt la composition : Eugène Pierre Lestringuez, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, rit avec Jeanne Samary, sociétaire de la Comédie Française (déjà portraiturée en 1877 par Renoir). Entre eux, le peintre Paul Lhote, ami proche de Renoir, semble entourer cette dernière de son bras.
La proximité du peintre avec ses modèles participe du sentiment de convivialité au tableau, que vient renforcer le complexe jeu de regards entre les personnages. Ces derniers se penchent les uns vers les autres, conférant à la fois ancrage et fluidité de mouvement à la composition. Les rappels de couleurs vives animant la toile encouragent le spectateur à laisser son regard sauter d’une zone à l’autre : en suivant par exemple les chapeaux de paille soigneusement disposés dans l’espace, ou encore les rouges dans les verres de vin, les fleurs ornant le chapeau d’Aline, le tissu de l’auvent, les galons de la robe d’Alphonsine, le ruban du chapeau de Paul Lhote ou, tout simplement, les lèvres des différents personnages. Si ce tableau plait autant, encore aujourd’hui, c’est qu’il en appelle à tous nos sens : on goûte aisément aux différents mets, tout en entendant les rires, les clinquements des verres et le son du vent dans les feuilles – que Renoir nous fait ressentir grâce aux touches animées de la végétation et à l’inclinaison subtile des bordures de l’auvent et des voiles des bateaux au loin.
Toutefois, contrairement au Bal du Moulin de la Galette, où Pierre Auguste Renoir utilisait une touche beaucoup plus fragmentée, le peintre eut à cœur, dans son Déjeuner des canotiers, de traduire la tridimensionnalité des figures – observez notamment les bras de Gustave Caillebotte et d’Alphonse Fournaise, que le peintre a souhaité rendre en volume. Le traitement de la nature morte, des détails ornementaux des robes et accessoires, et du fond, reste toutefois beaucoup plus impressionniste, avec une touche plus vibrante. Les verres, par exemples, sont rendus sommairement, avec de petites touches de blanc pour refléter les éclatants reflets de lumière estivale sur les différents matériaux, contrastant avec des ombres bleues et violettes.
Pierre Auguste Renoir souhaite, à cette époque, retrouver une forme de classicisme dans son travail, visible dans sa composition savamment construite, dont la structure pyramidale rappelle la peinture de la Renaissance et introduit un effet de profondeur plus illusionniste. Ceci s’explique par son voyage en Italie en 1881, où le peintre regarda les maîtres anciens et notamment Raphaël. Il expliqua plus tard à Ambroise Vollard : « Vers 1883, il s’était fait comme une cassure dans mon œuvre. J’étais allé jusqu’au bout de l’impressionnisme et j’arrivais à cette constatation que je ne savais ni peindre ni dessiner. En un mot j’étais dans une impasse. » Ses œuvres ultérieures démontrent de manière encore plus éloquente le décalage entre son traitement libre du paysage et plus « traditionnel » du corps humain.
Comme pour chaque œuvre, votre commentaire, Charlotte, est très intéressant à lire. Un point particulier pour moi est de lire les réflexions de Renoir de ne plus savoir peindre ou dessiner !