Calendrier impressionniste – Jour 30
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Calendrier impressionniste - Jour 30 1
Edgar Degas, Le Tub, 1886. Pastel sur carton, 60 x 83 cm. Musée d’Orsay, Paris.

Quatre années s’écoulèrent entre la septième et la huitième et dernière exposition impressionniste, qui s’ouvrit le 15 mai 1886. Plusieurs ruptures avaient eu lieu entre temps, dont la mort d’Edouard Manet, précurseur des impressionnistes, survenue en 1883. L’éloignement géographique contribua à dissoudre la cohésion du groupe: si Edgar Degas demeura résolument parisien, Claude Monet s’était installé à Giverny, Pissarro à Eragny, Sisley à Moret-sur-Loing. Pierre-Auguste Renoir continua de faire le lien entre tous ses camarades, tout en déclarant vouloir « en finir avec l’impressionnisme ». Par ailleurs, le marchand Durand-Ruel, mit en place un programme d’expositions monographiques dans ses nouveaux locaux, tandis que naquit en 1884 le premier Salon des Indépendants, fondé entre autres par Georges Seurat.

En 1884, ce dernier avait inventé le « chromo-luminarisme », consistant à juxtaposer, sur des toiles minutieusement composées, de petites touches de couleur pure destinées à se mélanger dans l’œil du spectateur. Il mit en œuvre sa technique, dans Une baignade à Asnières. Lors de la dernière exposition impressionniste de 1886, Seurat exposa son Dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte qui fut très remarquée. La toile rendait tangible l’avènement du néo-impressionnisme, que Camille Pissarro nomma « impressionnisme scientifique », et qui finit par supplanter l’impressionnisme en tant que tel.

Parmi les œuvres proprement impressionnistes exposées en 1886, Le Tub appartenait à une série de sept travaux au pastel réalisées par Edgar Degas au milieu des années 1880 et explorant la thématique de la femme à sa toilette. A rebours de la tradition pittoresque de ce sujet, déjà actualisé par Berthe Morisot, Edgar Degas opta pour une observation sans concession de ses modèles effectuant des gestes intimes et quotidiens. La jeune femme, accroupie dans une bassine en métal remplie de quelques centimètres d’eau, porte une éponge à sa nuque. La scène est d’une grande candeur, le modèle vu de dos semblant n’avoir aucune conscience d’être regardée. L’attitude de la jeune femme trouve ses origines dans la statuaire grecque antique, notamment dans le modèle de la Vénus accroupie, dont un exemple fut acquis par le musée du Louvre en 1878 et que Degas avait certainement regardée.

Mais encore une fois, l’inspiration est davantage à trouver dans les estampes ukiyo-e. Edgar Degas en possédait une de Torii Kiyonaga, représentant huit femmes plus ou moins dénudées, dans un bain public. S’il ne s’en inspira pas littéralement, il observa certainement les attitudes des femmes accroupies, et s’appropria l’essence de l’esthétique japonaise. La composition audacieuse avec le tub permet d’inscrire la figure dans une forme d’ellipse, tandis qu’une ligne oblique sur la droite sépare la femme de la nature morte à droite. La construction asymétrique et le point de vue latéral plongeant, qui surplombe la scène, sont typiquement japonisants. L’inclinaison radicale de la tablette contenant les objets de toilette crée une distorsion spatiale qui fausse la distance entre la baigneuse et ses objets. Pour autant, Edgar Degas n’a créé aucun effet de raccourci pour les cruches, que le spectateur a l’impression de voir de face. Cette combinaison de différents points de vue est sans doute le reflet des explorations de l’artiste en sculpture, notamment dans Le Tub – une œuvre unique en ce qu’elle demande à être vue directement d’au-dessus.

L’œuvre demeure impressionniste par sa traduction des effets de lumière sur le corps du modèle, et par la facture de Degas qui rappelle la touche divisée et les formes rapidement esquissées de ses peintures à l’huile. Observez bien les petits traits horizontaux : ils se rencontrent dans certaines parties du dessin – entre le sol et le rebord supérieur du tub par exemple – comme s’il n’y avait aucun espace entre eux. La ligne de contour autour du corps de la jeune femme, mais aussi de la brosse et des cruches, est à nouveau un signe japonisant.  

Le critique d’art Félix Fénéon parla de l’œuvre en ces termes : « Des femmes emplissent de leur accroupissement cucurbitant la coque des tubs […] Les lignes de ce cruel et sagace observateur élucident, à travers les difficultés de raccourcis follement elliptiques, la mécanique de tous les mouvements. » (Les impressionnistes en 1886). Cependant Fénéon, comme d’autres, fut bien plus sensible à Seurat qui proposait « un paradigme complet et systématique de cette nouvelle peinture ». L’aventure impressionniste touchait alors à sa fin, remplacée par de nouvelles aventures, continuant ou transformant les acquis de ce mouvement fascinant.

Un très grand merci d’avoir suivi ce calendrier pendant trente jours ! J’espère que vous en ressortez avec une compréhension plus fine de l’impressionnisme et des découvertes intéressantes 😊

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Delphine
Delphine
7 mois il y a

Merci beaucoup pour ce tour d’horizon complet et passionnant des 8 expositions impressionnistes , la découverte de nombreuses anecdotes sur les artistes du groupes et aussi pour les liens qui permettent un approfondissement des sujets. Bravo pour ce gros travail!

Charlotte WILKINS
Administrateur
Répondre à  Delphine
7 mois il y a

Un grand merci Delphine pour ce gentil message! je suis ravie que ça t’ait plu !

Odile Brice
Odile Brice
7 mois il y a
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Mille mercis pour ce mois que j’ai passé à connaître les impressionnistes. J’ai beaucoup aimé voir les tableaux et surtout lire vos commentaires qui m’ont beaucoup intéressée, et dans lesquels on apprend tellement. Je regarderai les tableaux des impressionnistes d’une autre manière dorénavant, j’apprécierai plus. Encore aujourd’hui, une de vos informations me fascine car je n’avais pas réalisé que le mouvement impressionniste, portant ce nom, n’a duré qu’une période assez courte après tout, vers 1874 jusqu’à vers 1886? J’espère que vous me permettrez de poser une dernière question, car je suis perplexe ou confuse : que veut dire Monet quand il dit qu’il veut en finir avec l’impressionnisme si il peint les nénuphars bien des années après cette dernière exposition? À mes yeux, Les nénuphars sont des œuvres que j’avais attachées au style impressionniste. Est-ce que je me trompe?

Odile Brice
Odile Brice
Répondre à  Odile Brice
7 mois il y a

Voilà, j’ai bien relu votre commentaire, et c’est Renoir qui dit qu’il veut en finir avec l’impressionnisme, pas Monet. Donc je m’étais bien trompée, excusez moi !
Encore merci pour votre calendrier et vos efforts pour nous fournir ce beau choix de tableaux et toutes ces informations, bravo !

Charlotte WILKINS
Administrateur
Répondre à  Odile Brice
7 mois il y a

Bonjour Odile et merci pour votre gentil commentaire! C’est super si cela vous donne des clefs pour mieux apprécier les œuvres impressionnistes. L’impressionnisme dans le sens le plus strict du terme est effectivement limité aux années 1874-1886 (même si on pourrait estimer que cela commence déjà vers 1869). La cohésion en tant que groupe est assez courte. Renoir va effectivement se détourner de sa manière impressionniste pour regarder vers la Renaissance (Raphaël) et le XVIIIe siècle (Boucher), tandis que Pissarro va être conquis par le néo-impressionnisme (pointillisme). D’autres, comme Sisley et Monet ont continué d’explorer le plein-air et les effets lumineux et atmosphériques appliqués au paysage. Les panneaux de Monet à l’Orangerie ont été décrites par André Masson (surréaliste) comme la « chapelle Sixtine de l’impressionnisme ». Merci encore mille fois pour toutes vos questions et remarques, j’ai eu plaisir à les lire!

Odile Brice
Odile Brice
Répondre à  Charlotte WILKINS
7 mois il y a

Merci Charlotte, et au plaisir de voir d’autres calendriers dans le futur 🙂

Elisabeth Dewit
Elisabeth Dewit
7 mois il y a

Bonjour Charlotte, et merci pour ce panorama de l’impressionnisme, très bien documenté, et qui nous en montre les diverses facettes. De plus, il se clôture magnifiquement avec cette femme à la toilette de Degas ! Il me fait penser aux nombreux nus à la salle de bain de Pierre Bonnard, qui a tiré beaucoup d’enseignements aux impressionnistes !
Merci encore pour cette belle balade artistique.

Charlotte WILKINS
Administrateur
Répondre à  Elisabeth Dewit
7 mois il y a

Merci beaucoup chère Elisabeth pour ce message! Effectivement, ce qui est très intéressant est de sentir la manière dont l’impressionnisme prépare les avant-garde qui ont suivis! Tout à fait pour Bonnard qui a beaucoup peint son épouse dans la salle de bain, on peut aussi penser ici à Cézanne puis au cubisme avec l’ambiguité spatiale. De même les couleurs franches de certains artistes préparent directement le fauvisme. Merci encore d’avoir suivi ce cheminement avec moi !!

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