En cette année si particulière qu’est 2020, les masques sont omniprésents et font désormais partie de notre quotidien. S’ils sont si déroutants, c’est qu'ils dissimulent une partie du visage le principal véhicule de l’expression des émotions ce qui nous amène à questionner notre identité-même. Découvrons ensemble, à travers dix exemples, quelques différents usages et significations attribués aux masques dans l'histoire de l'art.
1. Le masque théâtral stéréotypé : Mosaïque romaine aux masques de scène, IIe siècle après J.C.
Le masque est présent dans l’histoire de l’art dès l’Antiquité, et l’une des premières fonctions mise en avant est le travestissement à des fins de spectacle vivant. Cette mosaïque romaine, retrouvée en 1824 sur le mont Aventin, présente une image familière. Elle rappelle en effet ce qui est aujourd’hui le symbole du théâtre : un masque rieur – symbole de la comédie – et un masque grimaçant incarnant la tragédie.
Mais à y regarder de plus près, l’iconographie est un peu différente ici. Ces deux masques évoquent en réalité une forme de comédie. Sur la gauche, une jeune femme semble accablée par ses malheurs, tandis qu’à droite, un personnage à l’expression outrée semble rire à ses dépens. La couronne de vigne de ce dernier évoque d’ailleurs le dieu Dionysos – souvent associé au théâtre.
Le caractère stéréotypé des personnages est typique de la Comédie Nouvelle, un genre théâtral grec apparu au IVe siècle avant J.C., et qui s’est exporté dans l’empire romain.
Si les masques évoquent des émotions humaines, celles-ci sont caricaturales d’une part, figées d’autre part. Le masque soutient le jeu des acteurs tout en l’encadrant, puisqu’il n’est sont pas en mesure de varier les expressions. Ainsi, les personnages restent dans le rôle spécifique prévu par le texte du dramaturge.
La finesse avec laquelle l’artiste mosaïste s’est appliqué à rendre la perspective rappelle d’ailleurs bien que ces masques, disposés contre deux pans de murs, sont des fac-similés de visages . Au même titre que les deux flûtes placées derrière eux, ils sont des accessoires, certes inanimés, mais essentiels aux codes du théâtre gréco-romain.
2. Le masque funéraire magique: Masque de Malinaltepec, Teotihuacan , 300-500 puis 900-1521 après J.C.
Dans certaines civilisations, les masques ont une dimension magique. C’est notamment le cas de ce célèbre masque en pierre dure découvert à Malinaltepec, dans le Sud-Ouest du Mexique.
Les recherches menées en 2008 ont confirmé que l’objet, dont l’authenticité avait été contestée en question dès sa découverte en 1921, datait de l’apogée de la cité de Teotihuacán, soit entre 300 et 500 après J.C.
La fonction initiale précise du masque est incertaine – peut-être était-il intégré à une sculpture funéraire ou à une architecture. Toutefois, le masque a été réutilisé plusieurs siècles plus tard, au cours de la période postclassique (900-1521 après J.C).
C’est de cette époque que date l’exceptionnelle décoration en mosaïque. Outre les tesselles de turquoise, d’amazonite, d’obsidienne et de nacre qui recouvrent le visage, un collier de 55 perles agrémente l’ensemble.
3. Le masque mystérieux: Lorenzo Lippi, Allégorie de la simulation, vers 1640
Dans ce tableau de Lorenzo Lippi, dont le titre d’usage fut longtemps Femme au masque, le masque se prête à plusieurs niveaux de lecture. La présence de cet attribut seul aurait pu permettre de reconnaître, dans ce personnage féminin Thalie ou de Melpomène , respectivement muses de la Comédie et de la Tragédie. Mais outre le masque, dont l’expression est d’ailleurs incertaine, la jeune femme tient une grenade dans sa main gauche. Cette association inhabituelle complexifie l’iconographie.
Lippi, qui était également poète, fréquentait les cercles lettrés de Florence, aussi une interprétation symbolique du tableau est toute indiquée. Or, en tant que fruit constitué d’une multitude de petites graines, la grenade a souvent servi de symbole d’unité dans l’art chrétien. Mais dans la mythologie grecque, c’est également le fruit qui, offert par le dieu des enfers Hadès à Perséphone, a condamné cette dernière à résider auprès de lui. En effet, elle avait consommé là un aliment issu du monde des morts.
Qu’en déduire, alors ? l’air mystérieux de la jeune femme ne nous éclaire guère. Serait-elle comédienne ou simplement habituée à endosser différents rôles ? Aujourd’hui intitulé Allégorie de la simulation par le musée des Beaux-Arts d’Angers, le tableau nous parle-t-il des masques que nous portons tous en société et qui servent à tromper les autres? L’oeuvre semble, dans tous les cas, nous inviter à nous méfier des apparences.
4. Le masque médical: Paul Fürst, Doktor Schnabel in Rom (Le docteur Bec à Rome), vers 1656.
Si cet accoutrement prête à sourire, c’est bel et bien celui que revêtaient les médecins chargés de soigner les malades de la peste bubonique au XVIIe siècle. Cette gravure allemande représente l’un de ces médecins de peste engagés par la ville de Rome durant la vague épidémique qui sévit en Italie en 1656-1657.
Cette invention conçue par le médecin français Charles Delorme en 1619 devait protéger ces médecins contre les mauvaises odeurs. En effet, la théorie des miasmes, aujourd’hui caduque, affirmait que la contamination passait par de l’air toxique.
Aussi, le fameux masque en forme de bec d’oiseau, recouvrant l’ensemble du visage, était fourré d’aromates séchés, dont on pensait à l’époque qu’ils purifiaient l’air. L’intégration de deux petites lunettes en verre permettait au médecin d’y voir clair.
L’efficacité de ce costume, de même que le traitement à base de saignée et de sangsues, était tout relatif. Mais outre le masque, les médecins de peste portaient des gants, un chapeau, de même qu’un bâton qui leur permettait d’ausculter les malades sans les toucher, dans le respect de la distanciation physique…
Enfin, leur long manteau en cuir, ciré afin d’empêcher que les miasmes s’y accrochent, les protégeait contre les puces – les véritables responsables de la bactérie porteuse de la peste bubonique.
5. Le masque théâtral incarné: Masque de Nô, type « Hannya », Japon, époque d’Edo, 1650-1750.
Et si un masque contenait, au contraire, davantage de vie qu’un visage humain ? Fixé dans sa forme actuelle vers 1400, le Nô japonais est l’une des formes les plus sophistiquées de l’art du masque en Asie. Articulé autour de chants et de danses, le théâtre Nô crée une scène qui permet à des esprits de venir raconter des histoires aux vivants qui assistent au spectacle.
Contrairement à d’autres formes théâtrales, tous les acteurs portent des masques, dont les dimensions sont un peu plus petites que leurs visages. S’ils filtrent les voix et réduisent le champ de vision, les masques Nô sont considérés comme plus expressifs qu’un visage humain, puisqu’ils stimulent l’imaginaire du spectateur au-delà d’une simple émotion « superficielle ».
Ils peuvent incarner cinq catégories principales de personnages : les divinités, les hommes, les femmes, les esprits égarés (le masque Hannya ci-contre représente le spectre d’une femme démente et jalouse venant chercher vengeance dans le monde des vivants) et enfin les démons.
A ce titre, les masques sont précieusement conservés par les acteurs qui, avant de monter sur scène, les investissent comme un objet sacré, chargé de la présence de leur personnage mais aussi de celles des lignées d’acteurs ayant porté le masque avant eux.
6. Le masque de la duplicité: Claude Gillot, Le Tombeau de Maître André, 1716-1717
La commedia dell’arte est apparue en Italie aux alentours du XVIe siècle. Des troupes itinérantes de dix à vingt acteurs se produisaient alors sur les places publiques, improvisant des saynètes comiques autour d’intrigues principalement amoureuses. L’essence gestuelle de la commedia dell’arte, ainsi que la dimension pittoresque de ses personnages fixes, a contribué au rayonnement de cette forme d’amusement populaire dans les Beaux-Arts.
Le peintre Claude Gillot (1673-1722), injustement effacé par son élève Watteau, a réalisé de nombreux tableaux sur ce thème. Le Tombeau de Maître André illustre des premières scènes d’une farce italienne de Brugière de Barante, jouée pour la première fois à la Comédie-Italienne en 1695, et elle-même inspirée de la fable « L’huitre et les plaideurs » de Jean de La Fontaine . La différence de traitement entre les planches de bois au sol et le paysage à l’arrière-plan indique clairement qu’il s’agit , de même que la présence des planches de bois au sol, il apparaît clairement que nous assistons à une scène de théâtre.
La composition relate une querelle entre Mezzetin le magouilleur (à gauche) et Scaramouche le fanfaron (à droite), qui souhaitent tous deux s’emparer d’une bouteille de vin. Le personnage candide de Pierrot, reconnaissable grâce à son costume blanc, exprime la surprise quant au dénouement de la dispute… En effet, Arlequin, qui a été appelé pour faire l’arbitre, clôt le débat de manière assez finale en buvant lui-même le vin tant convoité ! Le masque porté ici par Arlequin évoque donc ici l’imprévisibilité et la duplicité du personnage.
7. Le masque d'épouvante: Arnold Böcklin, Bouclier avec le visage de Méduse, 1897
L’effrayante Méduse, la Gorgone qui pétrifiait quiconque croisait son regard, devint un motif privilégié dans l’art à partir du Ve siècle avant JC, ne serait-ce qu’à des fins d’ornementation. Mais saviez-vous qu’avant d’être la figure fameuse à la chevelure de serpents, Méduse était une gardienne du temple d’Athéna? Cette dernière jalouse de sa beauté, la transforma en monstre à la chevelure de serpents pour la punir (!) d’avoir été violée par le dieu des mers, Poséidon.
Le poète romain Ovide raconte, dans ses Métamorphoses, que Persée parvint à tuer Méduse en lui renvoyant l’image de son propre reflet grâce à son bouclier en airain poli. Après lui avoir coupé la tête, le héros plaça sa tête sur son bouclier. Cette arme précieuse lui permit notamment de transformer le roi Atlas en montagne pour lui avoir refusé l’hospitalité…
En 1885, l’archéologue Georg Treu organisa une exposition à Berlin mêlant objets antiques et oeuvres contemporaines. A cette occasion, Arnold Böcklin, qui se passionnait pour l’Antiquité gréco-romaine, conçut une première version de ce bouclier en papier mâché peint orné d’un masque de Méduse. L’artiste symboliste suisse nous propose, avec cette oeuvre, un face à face pour le moins troublant. Nous sommes invités à regarder la Gorgone droit dans les yeux malgré tout le danger que cela implique…
Et tandis qu’elle nous regarde en retour, nous contemplons la mort de Méduse, puisque l’expression de son visage est celle de son dernier souffle, puisqu’elle s’est auto-pétrifiée. Ce masque pourrait donc être compris comme une confrontation avec la mort: celle de Méduse, mais aussi la nôtre vue par Méduse, qui dans la mort a acquis une dimension apotropaïque, ou protectrice du danger.
8. Le masque comme critique sociale: James Ensor, Ensor aux masques, 1899
S’il y a bien un artiste chez qui les masques apparaissent de manière récurrente et singulière, c’est James Ensor (1860-1949). Ce motif a vraisemblablement été inspiré au peintre par la boutique de souvenirs et de curiosités que tenait sa famille à Ostende.
En effet, le magasin vendait des bateaux miniatures, des coquillages, des vieux livres, des gravures, des objets en porcelaine, ainsi que des masques de carnaval. Le carnaval marquait d’ailleurs le début de la saison pour cette station balnéaire flamande, qui gagna en popularité lorsque le roi Léopold Ier décida d’y établir sa résidence d’été.
En 1899, James Ensor réalisa cet autoportrait le mettant en scène, entouré d’une foule de masques d’origines diverses : asiatique, inspiré de la commedia dell’arte…
On ne distingue nulle part les corps dans la densité de l’assemblée. Le contraste est saisissant entre le regard du peintre et la masse fantomatique d’yeux évidés. Mais au-delà de l’angoisse que génère cette image, notamment en raison de la présence de quelques crânes, les masques revêtent ici une dimension critique.
L’œuvre traduit un sentiment d’isolement caractéristique cet artiste anti-conformiste, incompris de ses professeurs à l’Académie de Bruxelles, puis par la critique.
Frustré par le décalage qu’il ressentait avec ses pairs, il puisa à partir de 1883 dans le souvenir des masques grimaçants de son enfance pour dénoncer l’hypocrisie de la société bourgeoise de son temps. Ce portrait montre un James Ensor esseulé, cerné mais lucide, par la grande farce de la comédie humaine… une mascarade dans tous les sens du terme, donc.
9. Le masque comme identité visuelle: Man Ray, Noire et blanche, 1926
L’engouement suscité par les masques africains en Europe au début du XXe siècle est bien connu. Le célèbre photographe surréaliste Emmanuel Radinsky, ou Man Ray (1890-1976), ne fit pas exception à la règle. Issu d’une famille juive russe émigrée aux Etats-Unis, il rencontra Marcel Duchamp en 1915, avant de s’installer à Paris en 1921. Là, il fit la rencontre d’Alice Prin, mieux connue sous le nom de Kiki de Montparnasse, et eut une liaison torride avec celle qui fut à la fois son modèle et sa muse.
En 1926, ce portrait photographique fut publié dans le magazine Vogue sous le titre Visage de nacre et Masque d’ébène. L’image est pleine de contrastes. Le visage de Kiki de Montparnasse est renversé sur la table, ce qui lui confère un statut presque ornemental, tandis qu’elle tient un masque Baoulé de Côte d’Ivoire dressé à la verticale. De même, le visage et le masque sont distincts par leur nature (vivante versus inanimée) et leur rapport de valeurs inversé. En effet, les ombres dessinent les creux sur la peau claire du modèle, tandis que les reflets clairs mettent en valeur les zones en saillie sur la surface du masque.
Toutefois, le visage et le masque ont beaucoup plus en commun que l’on pourrait le croire. La lumière franche utilisée par Man Ray crée des ombres portées clairement dessinées. La forme ovale du visage de Kiki de Montparnasse fait écho à la géométrie du masque, tandis son maquillage précis et linéaire, typique des années 1920, stylise ses traits en étirant les yeux et rapetissant sa bouche… Peut-être cette confrontation plastique pourrait-elle être interprétée comme une interrogation sur l’identité visuelle comme une construction choisie: et si Kiki de Montparnasse n’était finalement qu’un masque porté par Alice Prin?
10. Le masque mondialisé: Christoph Hefti, World Mask, 2014
Les masques sont donc une thématique exploitée sous de nombreuses facettes différentes selon les époques et les civilisations, que la présente sélection ne permet d’aborder que partiellement. L’une des tendances de l’art contemporain est de faire une synthèse de l’histoire de l’art, et ceci s’applique également à la thématique du masque.
Parallèlement à sa carrière dans la mode, le designer textile suisse Christoph Hefti mène une activité d’artiste de plasticien. Son World Mask, réalisé en 2014, fut récemment exposé à la Aargauer Kunsthaus, dans le cadre de l’exposition « MASK in present-day art ».
Profondément attiré par les savoir-faire traditionnels, l’artiste s’est rendu au Népal. C’est là qu’il a fait nouer à la main ce World Mask – en réalité un tapis en laine et en soie – selon une technique traditionnelle locale. Christoph Hefti propose ainsi une réflexion sur l’articulation entre les rôles du « créateur » qui conçoit l’idée et de « l’artisan » qui exécute – courante dans les arts appliqués, mais qui va moins de soi chez les plasticiens.
Accroché verticalement, l’œuvre dessine une face hybride constitué de différents masques formant un même visage. Ainsi, dans le sens des aiguilles d’une montre à partir du coin supérieur droit, on reconnait un fragment de masque africain rituel, d’un masque tibétain de protection spirituelle, un masque de carnaval du Guatemala et, enfin, d’un masque de combat mexicain. Dans un contexte mondialisé, les différentes fonctions du masques se trouvent ainsi rassemblées, mettant en valeur à la fois les spécificités de chaque culture et les rassemblant dans une forme commune.
Encore un travail remarquable Charlotte! J;ai passé un agréable moment et me suis instruite un peu plus!!!
Bravo et merci!
jocelyne
Merci beaucoup Jocelyne 🙂
On en viendrait à aimer les masques ! Loin du quotidien actuel. Merci Charlotte pour ce très beau panorama
Jean-Luc
Presque 😉 merci Jean-Luc pour ce gentil commentaire!
Une belle introduction d’un sujet réellement passionnant.
Merci pour vos recherches intéressantes, qui ouvrent des pistes d’ exploitation pédagogique.
C’est très intéressant. Ce panorama synthétique me donne envie d’élargir le champ de mon investigation. Je travaille dans le cadre de mon sujet de thèse
sur ce sujet. j’aimerais bien avoir des références dans ce sens pour approfondir ma réflexion.